Deux parmi sept

Thomas et Luc Frutiger forment le duo gagnant au sommet du Groupe Frutiger. Les deux cousins racontent en entretien leur enfance commune à Oberhofen, comment ils ont trouvé la voie vers l’entreprise et ce qu’ils font comme leurs pères ou différemment.

Luc und Thomas Frutiger
Luc et Thomas Frutiger

Thomas et Luc Frutiger, quels souvenirs avez-vous de votre enfance commune?

Luc Frutiger – Nous avons grandi côte à côte à Oberhofen. De plus, Thomas et moi avons presque le même âge, ce qui fait que nous avons beaucoup joué ensemble dès le plus jeune âge. Nos frères et sœurs étaient aussi souvent de la partie, si bien que nous étions sept enfants Frutiger.

Thomas Frutiger – Je me souviens surtout du trajet commun vers l’école d’Ittigen près de Berne. Avec les autres enfants Frutiger, on allait à l’école Rudolf-Steiner. Avec mes frères et sœurs, on passait prendre Luc et ses frères et sœurs, on descendait jusqu’à l’arrêt de bus, on prenait le bus pour Thoune, puis le train vers Berne et ensuite le train pour Ittigen. Le trajet durait 75 minutes, c’est long pour des enfants sans surveillance. On faisait nos devoirs mais pas seulement. Un jour, le signal d’alarme a été actionné. Mais les annales ne disent pas par qui.

Vous étiez donc plus que des cousins, vous étiez amis?

Luc Frutiger – Nous étions cousins, camarades de classe et de jeu et, à l’adolescence, une cordée au club alpin de Steffisburg. Nous y avons entrepris des randonnées, à pied, à ski et en escalade et sommes venus à bout de quelques passages difficiles. Dans ces moments-là, on apprend beaucoup les uns des autres. Notre enfance et notre jeunesse constituent jusqu’à aujourd’hui un bon socle de confiance pour la collaboration.

La voie vers l’entreprise familiale était-elle prédestinée?

Luc Frutiger – Non, nos pères n’ont jamais fait pression sur nous, enfants. Des sept enfants, seuls deux sont entrés dans l’entreprise: d’abord moi, puis Thomas.

Thomas Frutiger – Avec ta formation de dessinateur du génie civil, tu étais quand même prédestiné pour une activité ultérieure chez Frutiger. Ton père Max était fier de toi.

Luc Frutiger – C’est vrai. Je me suis intéressé tôt à l’entreprise et ressentais une forme de responsabilité transgénérationnelle. En même temps, je n’étais pas fait pour le lycée et les études universitaires. J’ai toujours voulu faire quelque chose de pratique, un apprentissage dans la construction et une haute école spécialisée étaient juste ce qu’il me fallait.

Thomas Frutiger – C’est là que nos chemins se sont séparés car je suis parti au lycée, spécialisé en économie. Ça m’a toujours passionné de voir comment une entreprise fonctionnait. J’ai étudié plus tard la gestion à la HSG. Ça ne veut pas dire du tout que mon objectif professionnel était le Groupe Frutiger. Au contraire, pendant que Luc travaillait déjà au milieu des années 1990 comme chef de chantiers dans la construction routière chez Frutiger, je suis parti vivre au Brésil en tant que directeur commercial d’une filiale de Liebherr.

À quoi était due cette hésitation?

Thomas Frutiger – Comparé à Max, le père de Luc, mon père abordait ouvertement la question de savoir si nous, les enfants, nous devrions prendre la responsabilité de l’entreprise familiale. Il nous a laissé beaucoup de temps et de liberté pour mûrir notre réflexion et prendre une telle décision.

Dans les années 1990, on assiste à un «interrègne» dans le Groupe Frutiger, une période où aucun des membres de la famille Frutiger ne siégeait à la direction ou au conseil d’administration. Comment en est-on arrivé là?

Luc Frutiger – Nos pères et oncles, la troisième génération, avaient institué une limite d’âge au conseil d’administration à 70 ans, comme c’est le cas dans de nombreuses entreprises aujourd’hui. Nous, les enfants de la quatrième génération, étions encore trop jeunes et inexpérimentés pour marcher dans leurs pas.

Thomas Frutiger – Malgré tout, ils voulaient nous laisser la porte de l’entreprise ouverte. C’est pourquoi ils nous ont légué fiduciairement leurs actions à parts égales, sans usufruit. Nous ne recevions aucun dividende mais étions obligés de siéger aux assemblées générales. Dans le même temps, un programme de formation familial a été lancé. À peu près tous les trois mois, nous suivions des formations toute la journée pour nous familiariser avec l’entreprise. Nous apprenions à lire les comptes, nous étudions la construction de l’entreprise, ses risques et ses chances et nous faisions connaissance avec les différents services, les membres de la direction et d’autres employés.

Aujourd’hui, vous êtes tous deux seuls propriétaires du Groupe Frutiger. Comment cela a été possible avec quatre frères et sœurs dans la troisième génération et sept enfants dans la quatrième?

Luc Frutiger – Nos pères savaient que le morcellement de l’actionnariat est un des plus gros dangers pour la survie d’une entreprise familiale. Leur objectif était la concentration des actions sur deux familles.

Thomas Frutiger – Un deuxième risque consiste à avoir certains membres de la famille qui sont copropriétaires passifs et d’autres qui sont actifs dans l’entreprise. Il y a danger de conflit d’intérêt, car les actionnaires espèrent d’importants dividendes alors que les entrepreneurs ont des objectifs à plus long terme. C’est justement pour ça que nous avions ce programme de formation afin que chaque enfant puisse décider s’il voulait entrer dans l’entreprise ou non. L’entreprenariat n’est pas à la portée de tous. Il faut vraiment y trouver du plaisir.

Luc Frutiger –  Finalement, c’est ma cousine Katharina qui a donné le coup d’envoi. À la fin des années 1990, elle a dit: «J’en ai vu assez. Ces formations et ces AG sont trop pour moi. Je veux céder mes actions à ceux qui veulent prendre des responsabilités dans l’entreprise. Petit à petit, tous ont abandonné leurs parts jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Thomas et moi. Mais malgré cela, Thomas a pris beaucoup de temps avant d’entrer enfin dans l’entreprise.

Thomas Frutiger  – Il fallait que je trouve d’abord mon rôle au sein de l’entreprise. Je ne voulais pas m’occuper que des finances et de l’administration. Je ne connaissais pas assez la construction. Mais ce qui a commencé à m’intéresser c’est notre immobilier, que nous gérions à petite échelle. Contrairement au reste de l’entreprise, où nous vendons des prestations, un bien immobilier est un produit qui exige beaucoup de connaissances en gestion et qui doit apporter une plus-value. On achète un terrain, on développe une belle construction dessus et on revend ou on gère ce bien ensuite. Cela pose des questions de gestion et de financement qui m’ont toujours fasciné. J’ai vu là un gros potentiel de développement. J’ai donc étudié l’économie immobilière à Munich, cela n’existait pas encore en Suisse.

Luc Frutiger –  Et finalement, mon père t’a forcé à prendre une décision: soit tu entres maintenant, soit tu sors. Heureusement, tu es entré. Grâce à toi, nous avons très bien évolué dans le développement immobilier.

Quels sont les points communs ou divergents avec vos pères dans la direction de l’entreprise?

Luc Frutiger –  Nous sommes des Frutiger, et j’espère que c’est ce que l’on ressent en tant qu’employé ou client. Les hiérarchies horizontales, le bon sens, la promesse de qualité, une certaine humilité, notre engagement dans la société… ce sont des liens évidents avec nos prédécesseurs. Jusqu’à aujourd’hui, nous ne sommes pas une entreprise «froide» mais nous vivons au gré des pensées d’une entreprise familiale dirigée de manière personnelle. Nous exigeons beaucoup de nos collaborateurs, mais nous donnons aussi beaucoup. Et nous offrons des opportunités à qui est travailleur. Si vous observez nos cadres, vous constaterez que certains ont commencé leur carrière comme apprentis chez Frutiger.

Thomas Frutiger  – Stratégiquement, nous avons suivi notre propre voie, en particulier en ce qui concerne la stratégie de croissance. Il faut dire que dans ce domaine, nos pères ne nous avaient pas donné de consignes. Aucune tradition ne nous empêche de nous développer. Nous ne nous voyons pas comme des gardiens mais sommes des entrepreneurs et nous explorons de nouvelles voies.

Vous avez repris de vos prédécesseurs la direction partagée. Comment fonctionne-t-elle concrètement?

Luc Frutiger –  Thomas et moi avons convenu deux principes de base simples en 2001. Premièrement, aucun des deux ne doit être le chef de l’autre, et deuxièmement, il doit y avoir un échange régulier afin que nous puissions décider ensemble, et non chacun son tour. Ces principes de base constituent jusqu’à aujourd’hui le socle de notre collaboration.

Thomas Frutiger  – Concrètement, cela veut dire que nous nous réunissons tous les deux chaque semaine et abordons les questions les plus importantes pour la direction de l’entreprise. Nous nous partageons le plus souvent les fonctions de représentation.

Quels avantages a une direction double?

Luc Frutiger –  Je suis convaincu que nous prenons de meilleures décisions à deux que si chacun d’entre nous le faisait seul. Car une décision commune nécessite un travail de conviction. Et nous sommes tous les deux suffisamment ouverts pour reconnaître les meilleurs arguments. Ce qui veut dire: chaque décision suit un processus et ça c’est important.

Thomas Frutiger  – En politique, le «Checks and Balances», le contrôle mutuel des institutions, est à la base de la démocratie. C’est à peu près la même chose chez nous. Nous nous «contrôlons» mutuellement et nous avons ensuite la direction et le conseil d’administration pour peser le pour et le contre des décisions. Avec Luc nous détenons l’entreprise à 50/50. Personne ne peut décider seul et faire trop de grosses bêtises.

Et quel est le revers de la médaille?

Thomas Frutiger  – Celui qui veut toujours être dans la lumière ne trouvera pas son bonheur dans la direction à deux têtes. Il faut savoir aussi se mettre en retrait. Il n’y a souvent qu’un seul de nous deux sous les feux de la rampe.

Luc Frutiger –  Un autre inconvénient est le temps. On décide sûrement plus vite seul qu’à nous deux. C’est là le plus gros obstacle dans notre collaboration: le temps. Nous dirigeons aussi des unités opérationnelles et avons des responsabilités dans ce domaine. On est parfois tenté de laisser tomber la réunion commune. Mais nous le faisons rarement car nous savons combien le contact avec l’autre est important.

Thomas Frutiger  – Il faut aussi avouer que nous avons, depuis le début, vécu plus ou moins dans une «période sans nuage» dans le secteur de la construction. Nous avons été épargnés par les crises lourdes comme les guerres, les crises pétrolières puis immobilières. Peut-être que la grande épreuve nous attend encore. Mais je suis optimiste sur le fait que nous la surmonterons aussi.

Vous êtes tous les deux pères de quatre enfants en tout… qu’en est-il de la cinquième génération?

Luc Frutiger –  Il est encore trop tôt pour parler de la succession. Thomas et moi avons encore quelques années devant nous, et nos enfants sont encore adolescents. Mais oui: mes fils Cedric et Manuel ont déjà mis leur nez chez Frutiger pendant les vacances. Ils s’intéressent à l’entreprise. Mais d’abord il faut qu’ils finissent le lycée et après on verra.

Thomas Frutiger  – La seule chose qui compte est de permettre aux enfants d’avoir une bonne formation qui corresponde à leurs talents. Ils doivent suivent leur propre voie, on verra si elle mène un jour ou l’autre à notre entreprise. Je suis moi-même entré chez Frutiger après quelques détours à 35 ans. Nos enfants ont donc encore beaucoup de temps devant eux. Mais ce serait idéal si un enfant par famille souhaitait endosser ces responsabilités.

Thomas et Luc Frutiger dirigent le Groupe Frutiger de quatrième génération. Les fils de Fritz et Max Frutiger ont grandi côte à côte à Oberhofen, étaient dans la même classe et constituaient pendant des années une cordée au club alpin de Steffisburg. Leurs chemins se sont séparés professionnellement. Thomas Frutiger a étudié la gestion dans la haute école spécialisée de Saint-Gall (HSG), puis a travaillé dans plusieurs entreprises en Suisse et à l’étranger. Il a obtenu un diplôme d’économie de l’immobilier à la European Business School de Munich en 2001. De son côté, Luc Frutiger a appris le métier de dessinateur en génie civil, a passé son diplôme d’ingénieur civil au Technikum Burgdorf et a travaillé en Suisse et à l’étranger dans différentes entreprises de construction. En 2000, il a obtenu un Executive MBA à l’université de Saint-Gall. Depuis 2002, les deux cousins sont dans la direction et le conseil d’administration du Groupe Frutiger. Tous deux sont mariés et ont deux fils.